On en veut à Colbert en ce moment, on ne veut plus voir sa statue dans la rue, ni son nom nulle part. Qui, on ? Des associations de défense de la cause noire, et même Jean-Marc Ayrault, qui lui reprochent d’avoir édicté le Code noir, un ensemble de règles qui établissent juridiquement l’esclavage dans l’Amérique française, faisant de ces gens kidnappés en Afrique des biens meubles, et anoblissant du même geste tous ceux qui possédaient plus de cent machines humaines. Réduire l’œuvre de Colbert à ce code est un peu réducteur, et lui en attribuer toutes la responsabilité est un peu excessif. Quand on est ministre d’un État autoritaire, on n’échappe pas à quelques casseroles, mais à vouloir punir, on efface tout le monde, à commencer par Louis XIV lui-même, responsable de tout pendant son règne de fer.
Faut-il déboulonner les statues liées au racisme ?
La mort de George Floyd, son assassinat devrait-on dire tant le film qui révèle les faits montre bien qu’il ne s’agit pas d’un accident mais d’une lente mise à mort, a mis le feu à la planète entière. C’est toujours le cas avec l’Amérique, elle produit des images qu’elle exporte et dans lesquelles nous nous projetons. Un siècle d’Hollywood a fait de nous des Américains imaginaires, plus touchés par ce qui se passe là-bas qu’on ne comprend qu’à moitié que par ce qui se passe ici et qu’on ne tient pas toujours à comprendre. Le grand pataquès de police américaine, sa brutalité quotidienne, le racisme prégnant, le risque réel qu’encourent les Noirs, tout ça on le plaque sur la France, même si rien ne correspond vraiment. Mais la situation américaine est mieux racontée que la nôtre, on la comprend mieux que nous-mêmes, et on l’adopte. On lit nos problèmes à travers ceux des autres, alors bien sûr, on comprend de travers et on s’énerve.
Adama est mort après son arrestation, cela n’aurait jamais dû arriver, et il est noir. Sinon, quels points communs ? Existe-t-il une question noire en France ? En tout cas pas comme aux États-Unis. Il faudrait soigneusement l’étudier, et la discerner des problèmes postcoloniaux, sociaux, et de banlieue.
« Mais qu’est-ce que c’est donc, un Noir ? Et d’abord, c’est de quelle couleur ? » C’est par cette question loufoque que Jean Genet introduit sa pièce, Les Nègres, une sorte de version pour adultes de Tintin au Congo, qui joue des relations un peu folles que nous entretenons avec la couleur de peau. Dans ce débat, ou plutôt ce concours d’invectives, la couleur réelle importe peu. Noir et Blanc ne sont pas des couleurs mais des positions sociales, des rôles dans l’histoire. Cela ne concerne pas les Tamouls, très foncés, et il fallut du temps pour que les Irlandais deviennent Blancs, alors que leur couleur objective ne fait pas débat. Blanc, c’est la métaphore du pouvoir, dit James Baldwin, et pour le dominer il a inventé le Noir. C’est pour ça que la notion de racisme anti-blanc est biaisée, puisque racisme désigne un système de ségrégation organisé, et pas un accès de violence.
On en appelle à des statistiques ethniques, qui permettraient d’objectiver les effets du racisme, mais comment déterminer l’appartenance à une catégorie raciale ? Ça se voit, direz-vous. Mais pas tant que ça. Au Brésil, rappelle le démographe Hervé Le Bras, pays éminemment nuancé, on ne compte que cinq catégories ; et en Russie on en compte 193… On pourrait laisser les gens se placer d’eux-mêmes dans la catégorie dont ils se ressentent proches, mais c’est peu rigoureux, et ça n’efface pas les biais de classification.
Aux États-Unis le recensement propose six catégories : Blanc, Noir, Amérindien, Hawaïen, Asiatique, Hispanique. On peut cocher plusieurs cases, mais ne sont retenus comme Blancs que ceux qui n’ont coché que la case Blanc, car la one drop rule fait que dès la première goutte de sang noir (on notera l’approximation des couleurs) on est Noir, ce qui est une règle fort arbitraire, édictée du temps de l’esclavage pour préserver la pureté blanche. On notera que Blancs comprend les gens originaires d’Afrique du nord, ce qui paraît étrange en France parce que c’est justement ce qu’on voudrait différencier, alors que nous ne voyons pas pourquoi les Hispaniques auraient une catégorie à part.
Il y a dans l’humanité un vaste continuum de couleurs, toutes identifiables à la vue, mais les catégories sont construites par l’histoire. On voit que désigner et classer pose des problèmes sans fin, on peut sans doute d’en passer ; l’universalisme aveugle aux couleurs, même s’il est régulièrement mis à mal dans la réalité, reste une utopie rationnelle, et souhaitable. Cacher Colbert ne nous en rapprochera pas.